Abduction, ou black metal progressif classieux
En 2020, Jehanne, album consacré à Jeanne d'Arc qui succédait à deux productions déjà bien caractérisées, octroyait à Abduction toute la légitimité méritée dans le paysage du black metal français. Ce n'est pas pour rien si cet album-concept a rencontré un bien joli succès auprès des fans du genre, et qu’il continue même à intriguer toujours plus.
À l'époque, nous avions eu l'opportunité de nous entretenir avec Guillaume Fleury, tête pensante et guitariste de la formation. Il nous paraissait donc naturel de revenir vers lui pour la sortie de Toutes Blessent, la Dernière Tue. Cette fois, le compositeur est accompagné de François Blanc, chanteur du groupe et autre tête connue de notre rédaction, et Mathieu Taverne, bassiste et parolier principal d’Abduction.
Pouvez-vous revenir sur le succès rencontré par votre précédent album Jehanne (2020) ? Ceci a-t-il changé quelque chose pour vous ou vos ambitions ?
Guillaume – Artistiquement, pas du tout. La principale décision qu’on n’aurait pas prise à la base, c’est de mettre plus de moyens dans la promotion de cet album. On s’est dit que vu le succès de Jehanne, il fallait passer une étape, toucher un public un peu plus large, mais pas dans le but de devenir des superstars : a priori, tous les fans de black metal en France ont au moins entendu parler de nous. Maintenant, on aimerait trouver des gens qui seraient sensibles à notre musique au-delà de ces cercles.
François – Jehanne a été un point très important pour nous : il a clairement parlé à beaucoup plus de personnes que les deux albums précédents. Sur le plan artistique, il y a effectivement un « après Jehanne », mais qui n’est pas lié au succès de l’album. Il s’agit simplement là d’une étape dans l’évolution d’Abduction. On s’est rendu compte qu’on serait plus exigeants sur le son, notamment celui de la batterie où on avait toujours nourri quelques petites frustrations. Cette fois-ci, on savait qu’on pousserait Déhà (producteur, ndlr) plus loin parce qu’on savait de quoi il était capable.
Guillaume – Même si je n’avais aucun cahier des charges, je me suis un peu fixé le défi de faire des morceaux moins « à tiroirs », avec des changements d’atmosphère moins violents : je voulais voir ce que ça donnait si on sonnait un peu plus direct. Par exemple, il n’y a pas de morceau fleuve, mais des mélodies plus fortes. Ceci dit, ça s’est imposé tout seul, je n’ai pas eu à me forcer. La seule contrainte que j’ai essayé de m’imposer, c’est que l’album ne fasse pas non plus 75 minutes !
François – Sur « Carnets sur Récifs », la base rythmique est relativement simple, même si les guitares s’enchevêtrent dans la plus grande tradition du groupe. Cet aspect un peu plus rythmique se retrouve aussi sur « Dans la Galerie des Glaces ». C’est un peu nouveau pour nous.

Comment avez-vous abordé le chant pour Toutes Blessent, la Dernière Tue, ainsi que la répartition chant clair / chant saturé ?
François – L’approche du chant a été un peu différente cette fois, dans la mesure où Mathieu Taverne, le bassiste, a écrit une grande partie des mélodies de chant. Cela a donné aux voix claires un esprit un peu plus « vieilles chansons françaises », ce qu’on n’a pas trop l’habitude d’entendre dans le black metal.
Quand je bosse le chant avec Guillaume et Déhà, il y a une espèce de force créative qui en ressort. Déhà arrive très bien à me diriger et Guillaume supervise toujours pour être sûr qu’on soit vraiment dans le ton et qu’on honore au mieux sa vision. Certains passages de chant saturé sont venus assez spontanément.
En plus, les textes de Mathieu me touchent beaucoup, et chanter en français ne permet pas vraiment de prendre de la distance émotionnelle que tu peux avoir avec l’anglais ! Cela entraîne une forte implication physique et morale, et le fait d’avoir pratiqué plus régulièrement mon chant ces dernières années a beaucoup aidé à maîtriser encore mieux certains passages enragés.
Vos paroles sont imprégnées de poésie, mais également fournies de références culturelles. Quelles sont les lectures qui inspirent de tels textes ?
Mathieu – Je n’en ai pas tant que ça. J’aime bien les lectures qui puissent évoquer des choses de manière poétique ou lyrique, sans que cela soit de la poésie en elle-même. Tout ce qui importe dans l’écriture des paroles, c’est qu’elles puissent avoir un effet, s’enchaîner, être agréables, et surtout coller aux ambiances que Guillaume développe par sa musique. C’est un exercice pas toujours facile, et on n’aborde pas ça de la même manière en fonction des albums. Pour celui-ci, cela a été un peu différent, comme François l’a souligné.
Avant, Guillaume faisait la musique de son côté, et j’écrivais les paroles du mien, sans support. Ensuite, François et Guillaume établissaient les lignes de chant, et on mêlait le tout un peu « à la truelle ». Cette fois, j’ai pu écrire quelques paroles tout en ayant certaines lignes de chant en tête, avant qu’ils les enrichissent, dans la mesure où ils ont une vision plus globale et plus artistique que moi sur le sujet.
J’aimerais bien dire que mes lectures ont beaucoup dirigé cette inspiration, mais c’est davantage du ressenti, ou une envie de faire passer une émotion ou raconter des histoires qui me touchent...
François – Il y a une référence littéraire au premier plan sur « Contre les Fers du Ciel », clairement inspiré par Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand.
De manière générale, le passage du temps est un thème absolument essentiel chez Abduction, tout comme la résonnance de certaines histoires du passé et de la façon dont ça peut encore nous affecter aujourd’hui. Le fait d’aborder ce qui constitue le peuple à travers les décennies passées est quelque chose qui a imprégné l’écriture.
Guillaume – Les inspirations sont généralement très globales. C’est plus une période, un style ou un état d’esprit. Nous sommes très attachés au lyrisme et au romantisme du XIXe siècle dans la littérature. Quand on a fait Jehanne, nos références principales étaient des historiens très lyriques, mais c’est l’époque qui veut ça aussi.
Je n’ai écrit qu’un texte sur l’album, celui de « Dans la Galerie des Glaces ». On voulait voir ce que cela pouvait apporter si je me m’essayais à cet exercice. Là où Mathieu peut écrire dix pages en quelques heures, j’ai mis des mois à écrire le mien !
Mathieu s’exprime beaucoup par métaphores, alors que moi, je suis un peu plus direct, même si j’ai essayé de me rapprocher de sa façon d’écrire. Mon texte est moins subtil, tout comme ma façon de m'exprimer en général, dans la vie ! (Rires) Au final ça collait bien à la musique aussi.
Ici, j’aborde le fait que le développement personnel ou le renforcement positif nous rendent parfois très égocentriques, sans remise en question derrière. C’est un piège dans lequel on peut tous tomber, de s’enfermer dans notre propre galerie des glaces. Je comprends tout à fait qu’il faut s’accorder du temps et s’écouter, mais j’ai l’impression qu’on a dérivé vers l’extrême et qu’il faudrait régler le curseur...
On n’a évidemment pas à donner de leçons en tant que musiciens, en revanche on partage nos interrogations, les choses qui nous inquiètent ou nous font réfléchir, notamment sur notre société contemporaine.

Il y a une instrumentale au centre de Toutes Blessent, la Dernière Tue. Avez-vous tendance à savoir quelle compo n’aura pas de chant dès l’écriture, ou cela vient-il après coup, quand la musique est déjà prête ?
Guillaume – Pour celle-ci, c’est en l’achevant que je me suis dit qu’elle était très bien comme ça. Je fonctionne beaucoup à l’instinct et à l’émotion.
On a toujours une vision globale de ce que doivent être les albums, et c’est la raison pour laquelle j’ai besoin d’avoir le visuel entre les mains très tôt. On est très attachés à l’idée de rendre hommage à notre patrimoine, et pour moi c’est logique d’avoir l’image avant.
Une fois que je l’ai en ma possession, je la garde constamment sous les yeux. On l’affiche même en studio pendant l’enregistrement, parce que c’est aussi ce qui va guider la couleur générale. Le fait de ne pas avoir eu la pochette définitive de cet album dès le départ m’a vraiment bloqué, et ce n’est qu’après que j’ai pu écrire.
Pour Toutes Blessent, la Dernière Tue, je savais que je voulais quelque chose de plus organique, une ambiance plus forestière, et très romantique.
Pour la première fois dans l’histoire du groupe, vous retirez vos masques et montrez vos visages. Pourquoi ce choix après tant d’années ?
Guillaume – Il y a plusieurs choses. La première, c’est qu’on en avait marre des masques, dans le sens où, quand on a lancé Abduction, il y avait encore très peu de groupes masqués. Ces dernières années, c’est presque devenu un « gimmick ». Je trouve que ça a un peu perdu de sa magie...
La deuxième chose, plus pragmatique, c’est qu’on va faire des concerts, et les masques allaient rendre la tâche compliquée. C’était donc la bonne occasion de les enlever, tout en les conservant à la ceinture.
La dernière raison, plus symbolique, c’est qu’on a énormément gagné en confiance en nous avec Jehanne. En un sens, on n’a plus besoin d’avancer masqués. Dans ce nouvel album, on a mis pas mal de nos pensées personnelles, de nos visions... On affirme davantage ce qu’on pense et comment on voit le monde.
Je finirai par dire que l’idée n’a jamais été de nous cacher ou d’avoir l’air super mystérieux. Cela permettait simplement de faire une référence au passé historique français, car les masques de médecins de la peste sont très ancrés dans notre Histoire. En plus, il était hors de question qu’on pose contre un mur, les bras croisés, en t-shirts de black metal... (Rires)

Parlons d’ « Allan » : pourquoi ce titre de Mylène Farmer, et pas un autre ?
Guillaume – En général, je n’aime pas les reprises. Je ne trouve pas ça intéressant, en particulier quand c’est un groupe de metal qui reprend un autre groupe de metal, même si je comprends qu’on veuille rendre hommage à ses influences...
Quand ça m’est venu, on allait entrer en studio, et parmi les artistes qui chantent en français que j’adore, il y a Mylène Farmer, qui est mon artiste ultime depuis l’enfance. Là, l’idée m’a tout de suite enthousiasmé. Autant je n’aime pas le principe de la reprise, autant j’aime tellement son univers que je savais que j’aurais l’investissement émotionnel nécessaire à un travail de qualité.
« Allan » est mon morceau préféré de Mylène. Mon autre choix, c’était « Tristana », mais les paroles d’ « Allan » rendent hommage à Edgar Allan Poe et collaient donc à mort à Abduction.
Quand j’ai proposé aux autres, ils ont tout de suite dit que c’était une super idée. En une semaine, on avait écrit la reprise, en prenant soin de rester respectueux de l’originale. J’ai juste rajouté une intro, un solo, et changé la tonalité pour qu’elle colle à notre façon de jouer.
J’ai adoré l’ « abductionniser » !
Quelles ont été les réactions depuis la sortie de ce titre ?
Guillaume – C’est très équilibré, on a eu plus de positif que de négatif. Des fans de Mylène qui n’écoutent pas de metal ont été agréablement surpris et ont aimé les références à son univers dans le clip.
Forcément, il y en a qui ont trouvé ça ignoble et inaudible... En même temps, il faut se mettre à leur place : quand tu n’as jamais vraiment écouté de metal et que tu commences direct par du black, ça fait beaucoup à encaisser !
Il y en a aussi eu qui n’ont pas aimé le morceau mais ont apprécié la démarche.
Ce retour de la part des fans de Mylène Farmer était important pour toi ?
Guillaume – Oui. J’estime avoir un minimum de connexions avec les fans qui partagent la même passion que moi pour elle, et ça me fait super plaisir quand ils comprennent les différents clins d’œil. Au fond de moi, j’ai le grand espoir qu’un jour, Mylène l’entende et ne trouve pas ça horrible ! J’espère qu’elle va au moins trouver ça sympa...
Pouvez-vous nous parler de la production du clip ?
Guillaume – J’ai écrit le script, puis on a débriefé ensemble avec Mathieu. Quand j’écris quelque chose, j’ai besoin d’échanger avec une autre personne et lui soumettre mes idées, que ce soit avec ma femme ou avec les membres du groupe. J’ai passé du temps pour faire le scénario le plus adapté possible, avec un maximum de symboles intéressants.
Concernant le lieu, il s’agit du château du Plessis-Bourré : c’est là qu’on avait fait les photos promo de À l’Heure du Crépuscule (2018). On s’était bien entendu avec les gens qui bossent là-bas. François les a donc simplement recontactés, et on a pu caler deux jours de tournage.
Je savais que si je devais un jour tourner un clip, ce serait dans un château, et avec ce genre de scénario. Je suis également parti sur du noir et blanc en quatre tiers, car je souhaitais rendre hommage à mes films préférés, qui ont tous été réalisés dans ce format-là.
Durant les deux jours, on n’a pas arrêté une seconde de bosser ! Au départ, on voulait faire appel à un metteur en scène qui aurait travaillé à partir de notre script. La personne qui nous intéressait vraiment était un ami d’un ami, qui nous a prévenus que ce serait très cher, même s’il était emballé par le projet...
Comme n’a pas réussi à trouver d’alternative qui correspondait tout à fait à ce qu’on recherchait, j’ai tout de suite pensé à Pauline Royo, notre photographe depuis À l’Heure du Crépuscule, car elle est aussi monteuse vidéo. Comme elle aime les défis, elle a accepté qu’on réalise le clip ensemble.
Le premier jour de tournage, on était vraiment dans l’inconnu ! Finalement, ça a coulé de source, et on a fini par trouver notre place. On a adoré l’exercice. Cela m’a confirmé que j’aimais vraiment faire ça, trouver les cadrages, tenir la caméra, diriger les acteurs...
Et même si François et Florianne ne sont pas des acteurs professionnels, je pense qu’ils ont fait du super travail. J’étais impressionné par leur dévouement au projet : à titre d’exemple, les plans sur le cheval ont duré deux heures environ, ce qui est très fatigant !
De la même manière que pour le combat à l’épée, quelques personnes s’attendaient à un combat type Le Masque de Zorro, plus spectaculaire : non seulement cette sobriété était voulue, mais c’était aussi une façon de tricher sur nos moyens techniques limités, puisque nos acteurs ne sont pas des épéistes professionnels. Ils ont néanmoins été formés par un professionnel sur deux week-ends, mais il y a des choses très techniques, comme le désarmement, qui ne s’apprennent pas en claquant des doigts. Donc je trouve qu’ils s’en sont très bien sortis !
